La consultation du monde

Pourquoi Portrait de l’artiste en travailleur 1 de Pierre-Michel Menger ne fait-il pas rire alors que L’Audit de Martin Le Chevallier, oui ? L’un comme l’autre, cependant, superposent et croisent deux mondes, deux logiques, deux vocabulaires ; ce faisant, ils révèlent de possibles similitudes sinon d’évidentes équivalences, à tout le moins de troublantes tentations, qu’elles émanent de la sociologie ou de l’art. En fait, Martin Le Chevallier prend au pied de la lettre l’hypothèse de Menger (l’artiste pourrait bien constituer le prototype du nouveau travailleur) et la pousse jusqu’à ses ultimes conséquences. Et cela nous fait rire. Est-ce pour autant si drôle ?

La forme finale de L’Audit (2008) consiste en un dispositif visuel et sonore comprenant un environnement peint en gris (le lieu de l’exposition), une photographie et une voix diffusée par haut-parleur. L’environnement gris se retrouve dans la photographie : sinistre décor nu figurant une pièce éclairée d’une fenêtre haute et d’une pauvre lampe avec abat-jour ; trois radiateurs de chauffage central ; une table sommaire sur laquelle on voit un ordinateur portable. Un homme, l’artiste, est assis sur un tabouret et semble regarder l’ordinateur. Derrière lui, un homme debout, attaché case à la main, tête légèrement inclinée. Le sens de la scène demeure assez mystérieux, mais on se dit que cela peut avoir un rapport avec la description de l’audit que diffuse la voix off. Au bout de dix années de travail, l’artiste souhaite faire le point et s’adresse à un cabinet de consulting qui l’aide à analyser sa situation et ses souhaits, à dégager des objectifs pour, in fine, lui proposer un certain nombre de stratégies de développement. Certes la dimension parodique saute aux yeux d’emblée, et cependant, une fois cela affirmé, on est loin d’avoir réglé la question. Le drôle tient au transfert du vocabulaire stéréotypé du consulting vers le monde de l’art, et cela frôle le burlesque. Mais comme toujours avec le burlesque, le trouble naît là où on ne l’attendait pas. C’est que le cabinet d’audit dit tout haut ce que la plupart des artistes pensent tout bas. Par exemple, qu’ils voudraient être célèbres, vendus cher et achetés par les plus grands musées, qu’ils aimeraient être dans les meilleures galeries et figurer dans les expositions les plus en vue et, surtout, qu’ils sont prêts à faire ce qu’il faut pour y parvenir… Tout cela n’a rien de bien choquant, c’est plutôt la rhétorique managériale qui confère ce côté si peu sympathique à des aspirations bien humaines ! Pour revenir à Menger, on pourrait en conclure que si le travailleur de l’économie cognitive emprunte aux qualités de l’artiste (inventivité, autonomie, refus des hiérarchies, mobilité, créativité…), l’artiste n’est pas en reste qui ne craint plus de piquer des idées aux fringants managers !

En poursuivant l’écoute des propos du consultant, quand bien même on ne peut s’empêcher de soupçonner l’artiste de s’en être mêlé, on apprend aussi des choses fort intéressantes sur le travail lui-même dont je ne vois pas pourquoi je me priverais ici puisque ces remarques concernent non seulement L’Audit, mais aussi bien l’ensemble des œuvres. Parmi les « forces » de Martin Le Chevallier, on retiendra que « son travail, en questionnant le monde contemporain, est pertinent dans son propos » et que « sa production est de qualité, en termes de conception et de réalisation ». Mais aussi qu’ « un humour indéniable est présent dans ses œuvres ». Qu’il questionne le monde contemporain, cela ne fait aucun doute, et par les moyens que ce dernier met à sa disposition, par exemple le film et l’interactivité. Dans Oblomov 2, un jeune homme amorphe se fige constamment entre position allongée et position assise, entre vacuité et renoncement. En cliquant sur un bouton, le regardeur, plus que jamais, fait le tableau en relançant l’activité du personnage. En vain, puisqu’au bout de quelques instants, celui-ci s’arrête à nouveau. Ce découragement banal et largement partagé (« pertinent » donc) se donne ici à voir dans une mise en scène sobre mais très précise et à l’économie parfaitement maîtrisée (« production de qualité »). Ajoutons que cette interactivité, par le fait d’une commande unique, suppose que les regardeurs s’accordent sur le moment d’activer la scène, comme d’ailleurs pour Le Papillon (2005) film où Mathieu Amalric incarne une série de personnages qui balayent un large spectre, sinon de la condition de l’homme contemporain, du moins des états dans lesquels il peut se trouver (rêveur, travailleur, agitateur politique, président, voyageur, mystique, amoureux, etc.). À des moments récurrents de cette fresque dérisoire au son délicieusement bricolé en post-synchro, la scène se suspend dans la répétition et il revient une fois encore au regardeur d’actionner la suite. On sourit souvent, on rit parfois (« un humour indéniable »). The Holy Flag (2009), que l’artiste range dans la catégorie des miracles, montre le transport processionnel jusqu’à Bruxelles d’une étrange relique, un mix de Saint Suaire et de drapeau européen. Les deux porteurs traversent une succession de paysages qui forment comme un concentré de notre horizon visuel autant qu’écologique et donc politique, le tout sur fond d’un Hymne à la joie, version française et cantique cucu ! Dans Safe Society (2003), on nous promet une société totalement aseptisée alors que Vigilance 1.0 (2001) est un jeu vidéo qui invite à repérer les infractions dans les espaces publics ou professionnels (si c’en est bien une vous marquez des points, si vous vous êtes trompés, si vous avez donc diffamé, on vous en enlève). Sans prétendre rendre compte de chaque œuvre de Martin Le Chevallier (mais elles ne sont pas si nombreuses, dix à ce jour, et c’est, selon l’audit,l’un des points faibles de cet artiste…), on retiendra que l’humour donne également froid dans le dos. Car ce dont il est presque toujours question ici, servi par un sens du raccourci et de la scène archétypale, par une étonnante économie de moyens (même si tout ça coûte un peu de sous qu’il faut bien, malgré l’avis contraire de l’audit, demander aux donneurs de subventions publiques), c’est de la dictature de l’inoffensif, de la terreur utopiste, de l’illusion sécuritaire, de la stupide adhésion aux valeurs pipées (« travailler plus pour gagner plus »). En effet, on rit beaucoup plus devant les œuvres de Martin Le Chevallier qu’à lire Portrait de l’artiste en travailleur, mais c’est un rire jaune car le pire qui puisse arriver aux artistes, c’est bien, au bout du compte, que l’hypothèse examinée par Pierre-Michel Menger soit fondée.

Jean-Marc Huitorel

Texte issu du catalogue de l'exposition «Au pied de la lettre» organisée par Judith Quentel au Domaine départemental de Chamarande du 17 mai au 20 septembre 2009.


1. Dans cet ouvrage paru en 2002 (La République des idées, Seuil), le sociologue Pierre-Michel Menger étudie l’hypothèse selon laquelle « non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l’envers du travail, mais qu’elles sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrées par les mutations récentes du capitalisme » et qu’à ce titre « il faudrait désormais regarder le créateur comme la figure exemplaire du nouveau travailleur ».

2. Personnage du roman éponyme de Ivan Goncharov (1812-1891), partisan du moindre effort et figure archétypale de l’homme sans énergie et sans volonté.

 

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