Clic sans déclic

Un homme immobile, assis sur son lit. Absorbé par ses pensées, ou somnolent, il reste là sans bouger, tant que le spectateur ne clique pas sur la souris. Dans cette vidéo interactive de Martin Le Chevallier, présentée à l'exposition collective Time-Warp à Maisonneuve, le spectateur est confronté à un individu, inspiré du mythique personnage de Gontcharov, Oblomov, dont l'inclination naturelle est de ne rien faire.

En cliquant, le visiteur tire le personnage de sa léthargie sans savoir à l'avance comment il va réagir. L'acteur se lève, erre dans la pièce, tire sur une cigarette puis se fige. Nouveau clic, il s'absorbe dans la contemplation des photos accrochées au mur, clic encore, il ouvre son portable, se caresse le menton et s'immobilise. Clic, il se sert un verre de vin, clic, il décroche son téléphone et sombre à nouveau dans l'inertie la plus totale. Le fil du téléphone oscille à l'infini, l'image ne se fige jamais comme si l'action était simplement en suspens. Un effet obtenu grâce à un procédé permettant de faire persister un moment d'une séquence vidéo tant que le spectateur n'intervient pas. Dans le roman de Gontcharov, l'entourage d'Oblomov tente vainement d'arracher le personnage à sa robe de chambre défraîchie et à sa chambre poussiéreuse pour l'obliger à agir, mais dès qu'il semble sur le point d'affronter le monde, il finit par renoncer.

Dans cette vidéo, le spectateur endosse le rôle des proches. Ses stimuli s'apparentent à une pression sociale, une volonté de faire participer le personnage malgré lui à l'activité du monde. Il le bouscule par ses clics permanents, mais, quoi qu'il fasse, il retourne au bout de quelques instants dans son état contemplatif. L'«à quoi bon s'agiter ?» d'Oblomov renvoie le spectateur, perplexe, à la question «à quoi bon cliquer ?». «Le spectateur est confronté à son propre désir de divertissement, s'il n'intervient pas et choisit de respecter la tranquillité du personnage, il va très vite s'ennuyer, explique l'auteur. Ce dispositif minimal, dont l'interactivité est à la fois le moyen et le sujet, est pour moi une réponse à la question de la nécessité de l'interactivité.»

En ligne également sur le site de Le Chevallier, sa dernière vidéo, Safe Society, qui sera présentée à la Fiac du 9 au 12 octobre. Après avoir piégé le joueur avec Vigilance 1.0, un jeu de vidéosurveillance narquois (à télécharger), où, pour augmenter son score, le joueur était incité à la délation, l'artiste a réalisé un film promotionnel au ton de propagande hollywoodienne. Composée de cinématiques de jeux vidéo, cette bande-annonce glaçante promet l'avènement d'une société sans risque. «J'utilise ce matériau comme une simulation d'un monde à venir, mais aussi pour évoquer le caractère virtuel, chimérique ou infantile d'une société à risque zéro.» Parmi les concepts-clés de ce nouveau monde sécuritaire et droit dans ses bottes : «Whiskey sans alcool, café sans caféine, armes non létales, beurre sans matière grasse, capital sans risque, guerre zéro mort».

Marie Lechner dans «Libération», vendredi 3 octobre 2003


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